Certains contenus des média sociaux et autres propos incendiaires ravivent en Germaine Tuyisenge Müller des souvenirs troublants de son enfance. À l'âge de neuf ans, elle survécut au génocide de 1994 contre les Tutsis au Rwanda, une atrocité nourrie non seulement par des actes violents, mais aussi par des mots… très violents.
Les propos déshumanisants à la radio, les murmures des voisins, les railleries et les menaces des camarades d'école ont contribué à semer la haine qui a conduit à l'assassinat de plus d'un million de personnes en seulement 100 jours.
En ce jour où le monde entier célèbre la Journée internationale de la lutte contre les discours de haine, le 18 juin, Germaine veut se faire entendre. Elle le fait non seulement pour rendre hommage à ceux qui ont perdu la vie, mais aussi pour lancer un avertissement : le discours de haine n'est jamais inoffensif. Chaque fois qu'il est ignoré ou normalisé, il devient le combustible de la violence, parfois à l'échelle nationale. Et à l'ère de la communication numérique mondiale, les dangers abondent.
Les germes de la discorde
Germaine grandit à Kigali, la capitale du Rwanda, au sein d'une communauté familiale très unie. sa famille accueillant régulièrement à la maison des membres de la famille élargie, des amis et des voisins. « Dans mon esprit de jeune fille », se souvient-elle, " il n'y avait aucune raison de s'inquiéter. C'était la vie normale d'une communauté.
Pourtant déjà a son âge, Germaine remarquait de subtils changements. À l'époque, elle ne comprenait pas pourquoi ses camarades de classe aimaient la chahuter et la menacer. À l'école, on demandait parfois aux élèves de faire la queue en fonction de leur identité ethnique. Et chaque fois qu'au retour à la maison, elle demandait à sa mère pourquoi, la réponse était invariablement de la même simplicité : « Ranges-toi derrière la majorité ».
La crise advenant, sa famille se tourna vers stations de radio alternatives, les écoutant à un volume à peine audible, de peur d’être entendue. « Nous étions entourés de tensions, mais j'étais trop jeune pour savoir », dit-elle.
Germaine réalise maintenant qu’elle avait été exposée à des discours de haine bien avant de comprendre ce que c'était. "Dans mon esprit d'enfant, je ne savais pas que ces mots étaient dangereux. Je ne savais pas qu'ils s'accompagnaient de violence".
Dans les médias, les dessins animés dépeignaient les Tutsis de manière désobligeante : « Je ne voyais que des dessins animés », se souvient-elle. "Ce n'est que plus tard que j'ai réalisé qu'ils nous enseignaient que ces gens n'étaient pas humains.", ajoute-t-elle.
Ce dont parle Germaine était bien plus que l’expression d'un discours de haine : il s'agissait d'une érosion lente et silencieuse de l'empathie. "Avec le recul, je me rends compte que la haine était partout. Elle n’était pas bruyante mais discrète".
"C'est ainsi que certains voisins ont cessé de venir à la maison. C'était dans le faible volume de la radio la nuit. C'était dans les personnes avec lesquelles on s'asseyait à l'école", dit-elle.
Des années plus tard, la signification est devenue d'une clarté déchirante. "Les mots ne semblaient pas violents à l'époque. Mais ils préparaient les gens à nous considérer comme moins qu'humains. Ils préparaient les gens à détourner le regard. Ou pire, à prendre une arme.
Une récurrence qui normalise les massacres
Au Rwanda, le discours de haine n'était pas un murmure, c'était une campagne. Des magazines aux stations de radio, la population tutsie était constamment présentée comme une menace. « C'était répété à l'infini », explique Germaine. « Les gens étaient conditionnés à se haïr les uns les autres ».
"Cette haine profonde a atteint un niveau tel que si l'on vous a enseigné quelque chose pendant si longtemps, cela devient la réalité à cause de la répétition.
Quand le génocide contre les Tutsis au Rwanda a commencé en avril 1994, ce ne sont pas seulement des soldats ou des milices qui ont tué. Il s'agissait d'enseignants, de voisins et même de membres de la famille. Germaine se souvient du choc qu'elle a ressenti en réalisant que les hommes qui travaillaient autrefois au jardin et aux projets de construction de sa famille faisaient partie de ceux qui venaient les chercher pour les tuer.
"Ce sont les gens que ma mère avait l'habitude d'embaucher pour les travaux de jardinage et de construction. Elle leur donnait du travail. Mais comment se fait-il qu'ils soient devenus ceux qui viennent nous chercher ?"
Même les jeunes se sont sentis concernés. "Des enfants de 12 ans se sentaient puissants face à leurs professeurs. C'est dire à quel point la propagande avait pris le dessus", explique-t-elle. "Elle donnait vraiment beaucoup - elle donnait du pouvoir à certaines personnes tout en en déshumanisant d'autres.
Le discours de haine aujourd'hui : Plus rapide, plus fort et plus répandu
Trois décennies plus tard, Germaine observe des parallèles troublants. « Ce que j'entends aujourd'hui - la déshumanisation, la désignation de boucs émissaires, l'étiquetage des autres comme des menaces - est le même schéma », dit-elle. "Seulement, aujourd'hui, cela se propage plus rapidement.
L'internet a amplifié les discours de haine à l'échelle mondiale. Un message haineux publié dans un pays peut être partagé dans le monde entier en quelques secondes. "Aujourd'hui, si quelqu'un publie un message sur ce qui se passe au Rwanda, n'importe qui dans le monde le verra instantanément, au même moment.
La montée de la désinformation est encore plus inquiétante. « Les gens n'ont pas envie d'être éduqués », prévient-elle. "Ils se contentent d'absorber ce qui confirme leurs craintes.
L'identité numérique - profils de données, historiques de recherche et affiliations personnelles - peut également être utilisée comme une arme. Tout comme les cartes d'identité ethniques ont été utilisées pour cibler les Tutsis au Rwanda, les outils numériques facilitent aujourd'hui la classification, le ciblage et l'incitation à la violence contre des groupes.
Et chaque fois que des personnalités influentes tiennent ou tolèrent des propos haineux, le danger s'aggrave.
Lutter contre la haine : Chacun a un rôle à jouer
Pour Germaine, le silence n'est pas une option. « Je parle par devoir envers ceux que nous avons perdus », dit-elle. "Nous l'avons vécu. Il ne s'agit pas d'histoires tirées d'une histoire lointaine. Cela nous est arrivé".
Mais pour prévenir les violences à venir, il ne suffit pas de se souvenir, il faut agir. « L'éducation est notre outil le plus puissant », souligne-t-elle. "Pas seulement dans les écoles, mais aussi à la maison, dans les églises, sur les lieux de travail et même dans les groupes WhatsApp.
Les gouvernements doivent établir des cadres juridiques pour lutter contre les discours de haine. Les entreprises technologiques doivent surveiller leurs plateformes de manière plus efficace. Mais les institutions ne suffisent pas.
"Les familles doivent parler. Les enseignants doivent enseigner. Les amis doivent s'exprimer chaque fois qu'ils voient quelque chose de mal", dit-elle. « Essayez de parler à quelqu'un qui a un point de vue différent... ayez une conversation avec lui et... comprenez-le et éduquez-le. »
Germaine préconise également la création d'espaces de dialogue sûrs. "Parfois, la haine naît de l'ignorance ou de la douleur personnelle. Si nous écoutons d'abord, nous pouvons commencer à faire évoluer les mentalités".
N'attendez pas qu'il soit trop tard
En cette Journée internationale de lutte contre le discours de haine, le message de Germaine est clair : « N'attendons pas la tragédie pour agir ».
"Si le discours de haine nous a coûté un million de vies en 100 jours, imaginez ce qu'il pourrait faire aujourd'hui, avec des milliards de personnes connectées en ligne.
Et d’ajouter : "Nous n'inventons rien. Ce sont des faits.
"Si je pouvais demander aux gens une seule chose, ce serait qu’ils parlent à quelqu'un qui pense différemment de vous. Écoutez. Comprenez. Et si vous le pouvez, éduquez.
Germaine ne croit pas que tout le monde soit haineux. Mais elle craint que ceux qui s'opposent à la haine ne fassent pas assez de bruit. "Nous sommes plus nombreux qu'eux. Mais si nous restons silencieux, ils deviennent la voix la plus forte".