Dans cet entretien, le Directeur du Musée des Civilisations noires de Dakar, Mohamed Abdallah Ly, revient sur la nécessité urgente de décoloniser les institutions culturelles, le symbolisme de l’absence et sur la politique de restitution. Il évoque également les efforts pour reconnecter le musée avec les communautés diasporiques et repenser son rôle dans l’avenir culturel et intellectuel de l’Afrique
Afrique Renouveau : Pour ceux qui ont entendu parler du musée sans en savoir beaucoup plus, si vous deviez expliquer la vision initiale qui a présidé à sa création, que diriez-vous ?
M. Mohamed Abdallah Ly : En réalité, ce musée est l’aboutissement d’un projet de longue haleine. Bien qu’il n’existe que depuis six ans, il a fait une entrée remarquable sur la scène internationale, « avec des cheveux gris ». J’utilise cette expression pour souligner le contraste avec l’histoire souvent méconnue de ceux qui ont porté cette vision dès l’origine.
Ce qu’il est fondamental de souligner, c’est la contribution du Président Léopold Sédar Senghor [premier président du Sénégal et poète], une contribution majeure, voire fondatrice.
En effet, c’est à la suite du Premier Festival Mondial des Arts Nègres tenu à Dakar en 1966—un moment de convergence panafricaine d’une rare intensité, réunissant la diaspora africaine du monde entier autour de manifestations culturelles et intellectuelles d’envergure—que le Président a eu l’idée de créer un musée des civilisations. Il a alors conceptualisé le projet, défini ses grandes lignes et même proposé son emplacement.
Un “nouveau-né aux cheveux gris”, dites-vous. Mais l’emplacement du musée correspond-il à ce qu’avait imaginé le Président Senghor ?
L’emplacement a dû être modifié en raison du développement de la ville. L’emplacement initial n’est pas très éloigné, mais présente plusieurs contraintes. À l’origine, le Président Senghor avait pensé à ce qu’il appelait le Village des Arts, un espace avec plusieurs zones dédiées.
Plus tard, un nouvel emplacement a été choisi—restant dans la même zone géographique, dans l’esprit du grand Village des Arts.
Comment le musée se positionne-t-il dans le mouvement mondial en faveur de la reconnaissance du patrimoine culturel noir et de la restitution des œuvres d’art ?
Le musée est souvent mentionné dans les débats sur la restitution, des débats qui, ces dernières années, ont parfois été acrimonieux. Pourtant, ce n’est pas un débat nouveau. Par exemple, des prises de position existent sur ce sujet depuis 1966, notamment dans les films Afrique sur Seine, La noire de… ou à travers les interventions de figures comme Cheikh Anta Diop [historien et homme politique sénégalais], Amadou Moctar Mbow, et tant d’autres. L’Unesco sous la direction de ce dernier avait pris une position très claire sur la nécessite de cette restitution des biens culturels.
C’est donc une vieille question. On en trouve de nombreuses références dans les travaux scientifiques et les repères biographiques. Mais récemment, comme nous l’avons tous constaté, le débat a été relancé par de jeunes Africains non seulement en Afrique mais aussi dans la diaspora. Ces jeunes sont mobilisés autour des enjeux de décolonisation des savoirs, de la rupture avec le racisme systémique, de souveraineté et de remise en cause de l’ordre mondial inégal.
Ce débat renouvelé a aussi été alimenté par les formes modernes d’activisme, facilitées par les nouvelles technologies, en particulier Internet, qui ont permis de donner une audience plus large à des actions parfois spectaculaires menées par ceux que l’on appelle aujourd’hui les « restitueurs ». Certains ont même tenté d’arracher des objets dans des musées de pays occidentaux, entraînant des procès très médiatisés.
Le Musée des Civilisations noires est souvent cité dans ce contexte. Pourquoi ? Parce que les opposants à la restitution évoquaient souvent le manque d’infrastructures capables d’accueillir et de conserver les œuvres restituées selon les normes internationales. Avec l’inauguration de ce musée en décembre 2018, cet argument ne tient plus.
The Sabre refers to the Sabre of El Hadj Omar Tall, a 19th-century West African Islamic scholar, military leader, and anti-colonial resistance figure who led military campaigns across parts of what are now Senegal, Mali, and Guinea and founded the Toucouleur Empire.
The Sabre had been held for over a century in France, and its return to Senegal in November 2019 marked a symbolic and significant moment in the growing movement for the restitution of African cultural heritage.
It was one of the first major objects returned by a former colonial power following increasing calls for the repatriation of African artifacts.
Including The Sabre in the Museum of Black Civilisations’ exhibition contextualizes it not only as a historical object but also as a symbol of African resistance, memory, and the evolving dialogue on restitution and identity.
Mais si l’on fait le point aujourd’hui, un seul objet a réellement été reçu par le musée — Le sabre. Et même cela fait débat, car d’un point de vue juridique, il s’agit officiellement d’un prêt. Quelle est votre opinion à ce sujet ?
L’une des principales raisons à cela est l’inaliénabilité du patrimoine en France, un principe juridique qui continue de s’opposer aux États africains lorsqu’ils formulent des demandes de restitution.
Cependant, le retour du sabre a été célébré de manière très officielle : c’est l’ancien Premier ministre français Édouard Philippe qui, à la tête d’une large délégation, l’a remis lors d’une cérémonie au Palais de la République. Un accord a été signé à ce moment-là. Toutes les grandes familles religieuses et notables étaient représentées.
Ce moment a relancé le débat sur la restitution et a remis la question sur le devant de la scène. Mais aujourd’hui, il est légitime de se demander pourquoi, six ans plus tard, le nombre d’objets restitués reste aussi faible.
Cela signifie-t-il que, techniquement, il pourrait arriver un moment où les visiteurs du Musée des Civilisations Noires ne pourront plus voir le sabre, car il devra être retourné en France ?
C’est une possibilité dans la mesure où il est censé être là selon les termes d’un prêt.
Cela dit, la question de la destination des objets reste aussi un sujet de débat récurrent. Un autre argument souvent avancé est : à qui ces objets doivent-ils revenir ? Certains redoutent des revendications multiples, que ce soit de la part de différents États ou de différentes communautés.
À ce sujet, je tiens à souligner qu’il n’y a eu aucun conflit, ni entre États, ni entre communautés. La personne à qui appartenait le sabre est à la fois une figure transnationale et transcommunautaire — M. El Hadj Omar Tall.
La famille de M. Omar Tall a souhaité confier cet objet au Musée des Civilisations noires à Dakar. Mieux encore, elle revendique aujourd’hui d’autres objets liés à ce patrimoine. Le sabre fait partie d’une collection plus vaste, connue sous le nom de butin ou trésor de Ségou, qui comprend des centaines de manuscrits, ainsi que d’autres objets tels que des bijoux, des armes, etc.
La famille a exprimé son intention de confier également bon nombre de ces objets au musée. Elle l’a réaffirmé récemment, en décembre 2024, lors d’une exposition que nous avons organisée sur la question de la restitution, où elle était représentée.
En pratique, comment le Musée des Civilisations noires plaide-t-il et défend-il la restitution des biens culturels ?
Ainsi, sous la direction de mon prédécesseur, il y a eu un colloque sur la restitution. Il était impliqué dans les communications sur ce sujet. Mais j’ai estimé, en ce qui concerne le Musée des Civilisations noires, que nous devions aller plus loin. Mais comment ?
Par exemple, lorsque nous avons accueilli Le sabre a été intégré dans une exposition intitulée : L’appropriation africaine des religions abrahamiques.
Cette exposition proposait un nouveau regard sur la manière dont nous, Africains, nous sommes approprié différentes religions — catholique, musulmane, etc. — selon nos contextes, nos sensibilités et nos croyances. L’exposition présentait des manuscrits, des reliques et divers objets illustrant cette appropriation, comme l’islam confrérique sénégalais, avec ses dimensions spirituelles et culturelles uniques.
Nous avons donc intégré Le sabre dans cette galerie. Mais très vite, nous avons voulu l’isoler.
Pourquoi avons-nous fait cela ?
Parce que, présentée ainsi, dans ce contexte muséal, elle ne racontait plus vraiment sa propre histoire. Elle ne disait plus ce qu’elle portait en elle — un combat, une mémoire, une résistance.
Ainsi, à travers une visite guidée, nous avons voulu susciter la réflexion : pourquoi ce sabre, seul, parmi tant d’autres objets destinés à la restitution ?
Et là, il faut revenir à 2017. Cette année-là, le président Emmanuel Macron, dans un discours adressé à des étudiants africains à Ouagadougou, au Burkina Faso, a déclaré que la France s’engageait à organiser, dans un délai de cinq ans, une restitution massive du patrimoine culturel africain.
À travers cette nouvelle exposition et la mise en lumière du sabre, nous voulions rappeler cette promesse, et poser la question : pourquoi, six ans plus tard, n’a-t-elle pas été tenue ?
Le sabre restitué
Le Sabre fait référence au sabre d’El Hadj Omar Tall, érudit islamique, chef militaire et figure de la résistance anticoloniale en Afrique de l’Ouest au XIXe siècle, qui mena des campagnes militaires à travers des régions correspondant aujourd’hui au Sénégal, au Mali et à la Guinée, et fonda l’Empire toucouleur.
Le sabre avait été conservé en France pendant plus d’un siècle, et son retour au Sénégal en novembre 2019 a marqué un moment symbolique et significatif dans le mouvement croissant pour la restitution du patrimoine culturel africain.
Il s’agit de l’un des premiers objets majeurs restitués par une ancienne puissance coloniale, suite aux appels de plus en plus pressants pour le rapatriement des artefacts africains.
L’inclusion du Sabre dans l’exposition du Musée des Civilisations Noires permet de le contextualiser non seulement comme objet historique, mais aussi comme symbole de la résistance africaine, de la mémoire, et du dialogue en évolution sur la restitution et l’identité.
Le fait que le sabre ait été isolé dans une salle aussi vaste, sans aucun autre objet autour, était donc un choix délibéré — porteur d’un message précis ?
C’était une décision prise par l’équipe de conservation et scientifique interne. Il est important de le souligner, car très souvent, dans de nombreuses conceptions d’exposition, certaines décisions sont prises avec l’aide d’experts extérieurs. Dans ce cas, cependant, c’est l’équipe interne qui était porteuse de la vision, et elle l’a pleinement assumée. C’était un choix délibéré, avec un message clair.
Donc, le Musée des Civilisations noires ne s’inscrit pas simplement dans un modèle existant, il crée quelque chose de nouveau — n’est-ce pas ? Si vous aviez une demande particulière à formuler à ce stade du parcours du Musée, que diriez-vous ?
Je pense que tout renforcement de la vocation panafricaine et diasporique du musée, sous quelque forme que ce soit, est une contribution bienvenue. C’est l’un de ses objectifs fondamentaux, à la fois en raison de son histoire et aussi de la vision que nous avons de ce que ce musée doit être.
Nous sommes convaincus que les structures systémiques d’inégalités dans le monde — qu’elles soient politiques, économiques ou diplomatiques — sont enracinées dans l’invention conjointe du capitalisme et de l’esclavage. Et si nous voulons construire un monde véritablement post-colonial, plus juste et plus solidaire, alors il faudra, à un moment donné, envisager des réparations. Un consensus mondial croissant reconnaît la nécessité de la restitution et du dialogue.
Certains avancent qu’il n’y a pas assez de place dans les musées africains pour accueillir les objets restitués. D’autres reconnaissent qu’il y a de l’espace, mais s’interrogent sur la capacité logistique à les stocker et les conserver correctement ?
Pour nous, cela reflète une perception souvent dévalorisante — que nos pays n’auraient ni la capacité ni les compétences pour accueillir et préserver leur propre patrimoine. Mais cette vision ne correspond pas à la réalité.
Aujourd’hui, les savoirs circulent largement, ils ne sont plus confinés à un seul centre. Ils se créent et se partagent dans le mouvement, l’échange et la collaboration.
Nos universités du Sud jouent un rôle clé sur les questions de patrimoine, de culture et de conservation. Nous nous inscrivons dans une dynamique de solidarité intellectuelle, avec des échanges concrets – notamment avec Alexandrie et d’autres centres de savoirs du Sud.
Il ne s’agit donc pas seulement de capacité : nous avons du personnel qualifié, des infrastructures adaptées et des réserves équipées. Nous avons les arguments nécessaires pour affirmer que nous pouvons conserver et valoriser nos propres objets. Je considère que ce travail est extrêmement intéressant. Mais une question légitime se pose désormais : qu’a-t-il permis ? L’espoir qu’il a suscité à sa publication s’est-il confirmé ? Ou pas ? Je pense que c’est l’un des débats essentiels qu’il nous faut continuer à poser.
Quelles autres activités le musée mène-t-il ?
Bien sûr, le musée mène les activités classiques que l’on retrouve dans tout musée, mais dans ce cas, elles sont liées à son identité et à ses missions spécifiques : collecter, conserver, exposer et valoriser le patrimoine des civilisations noires, des sociétés africaines et de la diaspora : L’humanité, L’Afrique des peuples, L’Afrique des spiritualités, etc.
Cela se reflète aussi dans les grandes expositions temporaires de portée internationale, comme Picasso à Dakar, ou plus récemment Les dédales du pouvoir. Voilà pour l’aspect exposition.
Mais aujourd’hui, nous entrons dans une période de changement. Le musée engage une nouvelle politique visant à développer davantage de rencontres scientifiques. Nous voulons également renforcer notre offre culturelle. Plusieurs initiatives ont déjà été lancées dans ce sens.
En ce qui concerne la fréquentation, l’accueil réservé par les communautés locales a évolué. Au tout début, en 2019, il y avait un véritable engouement, lié à la nouveauté du projet. Les chiffres de fréquentation étaient très élevés. Mais ensuite, il y a eu un déclin progressif. Le musée est alors tombé dans ce que certains ont appelé le « modèle du musée africain », pour reprendre une formule du Président Konaré: des lieux peu visités, principalement par des touristes, des diplomates, et quelques élèves issus de milieux privilégiés.
Aujourd’hui, sous le nouveau régime, porté par une dynamique souverainiste et largement élu par les jeunes, notre mission est de sortir de l’élitisme et de démocratiser l’accès au musée. Cela signifie renforcer les visites scolaires — nous y travaillons fortement avec notre service éducatif — mais aussi ouvrir à un public plus large, issu des quartiers populaires.
Par exemple, nous avons récemment organisé une série de concerts autour d’une musique urbaine sénégalaise très populaire qui s’appelle « assiko ». L’idée était de faire entrer au musée des personnes qui n’y étaient jamais venues. Au départ, il y avait une certaine dose de scepticisme : allaient-ils venir ? S’approprieraient-ils l’espace ?
Mais ce fut un succès. La dernière Biennale des Arts Africains qui a eu lieu du 7 novembre au 7 décembre 2024 a reçu un accueil populaire et communautaire, avec une énergie et un enthousiasme incroyables. Cela nous a convaincus que, avec la bonne politique, c’est possible. Il ne fait désormais plus aucun doute que nous pouvons réconcilier le grand public avec le musée.
Toujours au niveau local, nous voulons faire du musée un lieu de vie, pas seulement un lieu où l’on expose des objets, mais un espace en dialogue avec d’autres espaces créatifs : le Village des Arts, l’École nationale des arts, etc. Nous voulons que les artistes puissent venir ici, se former, échanger, et s’en inspirer.
Pour résumer, je dirais ceci : le Musée des Civilisations noires n’est pas seulement un musée au sens traditionnel, un dépôt d’histoire ; c’est un musée qui fait partie de l’histoire et qui veut contribuer à la faire.
Une excellente illustration de cette ambition se trouve dans les actes de la Conférence internationale sur la restitution. Si vous lisez cet ouvrage, vous verrez que les plus grandes figures de la recherche africaine étaient présentes.
Elles ont exprimé clairement leurs souhaits : nous ne voulons pas d’un musée archéologique, ni d’un musée historique figé, ni d’un musée de la douleur. Ce que nous voulons, c’est un musée qui soit un modèle — et non un musée dépendant d’un modèle existant. Et je crois que cette vision a tout son sens aujourd’hui.

